PETITE INTRODUCTION SUR LES DIEUX ÉGYPTIENS

Parler de LA religion de l'Égypte ancienne peut sembler un non-sens. Sur près de 3500 ans d'histoire, les idées religieuses ont en effet considérablement varié et il serait plus judicieux de parler DES religions égyptiennes. Cependant, grâce au conservatisme fondamental de la civilisation pharaonique, il existe des bases qui sont restées suffisamment stables pour permettre une approche raisonnée du phénomène religieux. C'est ainsi que, des petits dieux ou démons protecteurs du foyer (comme Bès et Taouret), jusqu'aux grands dieux d'empire, Amon et Rê, les dieux sont partout, faisant de l'Égypte la société la plus théocratique de l'antiquité et de ses habitants "le plus religieux de tous les peuples" (Hérodote).

L'homme égyptien est entièrement dépendant pour sa survie de la nature et des conditions géoclimatiques spécifiques à la vallée du Nil. L’impossibilité pour lui de comprendre les causes des phénomènes et évènements naturels s’accompagne d’une incapacité à agir sur eux. Ne pouvant les comprendre, il va les décrire sous forme d’entités divines, qui associeront chacun une personne et une fonction. L’exemple type est celui du ciel : il peut être représenté comme une voûte, rappelant sa réalité physique, mais aussi comme une femme (Nout) ou comme une vache (Hathor) puisque la fonction du ciel est de remettre le soleil au monde chaque matin.

Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi que la divinité soit incluse dans l’ordre égyptien, dans un groupe social reconnu, celui des dieux.
Pour cela, il va falloir représenter le dieu comme un être humain, l’anthropomorphiser, le faire devenir une "personne divine".
Il faut aussi lui donner un nom, ce qui va permettre d’entrer en contact avec lui.
La représentation du dieu combine souvent un corps humain (sa personne) et une tête constituée par un animal voire par un objet, vecteur de la fonction qu’on souhaite lui voir exercer à un moment donné et dans une situation spécifique.
Il ne faut pas croire qu'une représentation animale ait une fonction univoque : elle recouvre souvent tout un monde de signification. Ainsi, le bélier sera pris comme image de fertilité virile dans certaines circonstances, et comme représentation du Ba de Rê ailleurs. Le monde des serpents recouvre aussi des entités aux significations extrêmement diverses.

Une représentation de dieu égyptien doit donc être comprise comme une icône, mais à laquelle on ne pourra pas entièrement se fier pour savoir à qui l’on a affaire. En effet, les fonctions sont interchangeables, une divinité pouvant emprunter une fonction à une autre ou cumuler des fonctions différentes qui ne lui sont pas dévolues à l’origine.
Ainsi, en regardant la représentation d'un dieu, il faut toujours chercher des éléments complémentaires, et en particulier son nom, pour l’identifier.

Les dieux sont responsables, par leurs fonctions, de la survenue des manifestations bénéfiques ou non de la nature. L’homme est donc sous leur dépendance totale et doit absolument pouvoir influencer leur comportement pour se les rendre favorables.
Selon le mode de pensée traditionnel de la réciprocité ("on agit pour qui a agi"), le monde humain et le monde divin sont interdépendants. Les hommes ont besoin des dieux, mais les dieux ont tout autant besoin des hommes. C’est là la base du système cultuel.
En effet, si le culte ne leur est plus rendu, si les offrandes ne leur sont plus présentées, les dieux dépérissent et meurent. Car les dieux égyptiens sont mortels!
Et force est de constater que cette conception pour le moins originale s’est révélée juste : lorsque, vers le Vème siècle de notre ère, les temples vont finir par tous se fermer sous la pression du christianisme triomphant, les anciens dieux qui avaient gouverné le double pays pendant presque 4000 ans seront oubliés, délaissés et donc disparaitront de fait…

Ainsi le culte divin est une obligation. Il s’adressera soit à la personne soit à la fonction du dieu.

Le culte à la personne divine est spécifique, et représente le culte originel de la divinité. Par définition, il ne s’applique pas à une autre divinité.
Pour compenser ce particularisme, que l’ordre égyptien n’apprécie guère, apparaît parallèlement un culte à la fonction, qui sera plus ou moins uniformisé dans tout le pays puisque les fonctions peuvent être interchangeables : c’est le culte divin journalier.

Le culte est rendu dans le temple, traditionnellement décrit par les égyptologues comme un microcosme magique, par un ensemble de fonctionnaires spécialisés : les prêtres. Sauneron et Yoyotte ont proposé l'analogie avec une "centrale nucléaire": un endroit isolé, protégé ("Djeser") où sont confinées les gigantesques forces divines que l'on met en branle; un endroit qui doit rester absolument séparé du monde commun, car l'irruption de celui-ci dans ces processus serait susceptible d'entraîner une catastrophe cosmique.

Le rôle des prêtres est d’assurer, par les actes et récitations appropriés, le fonctionnement de la machine divine, afin que celle-ci ne s’arrête pas, que les forces du chaos toujours menaçantes à la périphérie de la création soient repoussées, que demain matin le soleil renaisse à l’horizon pour dispenser lumière et chaleur aux hommes.
Le culte est rendu devant des représentations matérielles du dieu : statues, bas-reliefs et peintures, innombrables, sont là pour matérialiser sa présence. La statue divine principale, celle qui résidait dans le naos du temple, était cependant de nature différente des autres : elle contenait vraiment une parcelle du dieu, et constituait donc une idole au sens premier, tandis que les autres représentations sont des icônes. Au niveau de l'idole existe une sorte de trou dans le mur ailleurs infranchissable qui sépare le monde des dieux de celui des hommes. On comprend donc toutes les précautions prises autour de la statue : si on y portait atteinte, ce serait un sacrilège, aux conséquences potentiellement terribles.

Les dieux ont également constamment besoin qu’on leur rappelle qui ils sont, à quoi ils servent, et qu’on les incite à agir.

L’intermédiaire, celui qui réalise la communication entre le monde humain et le monde divin, c’est le Pharaon. C’est lui qui est représenté en train d’officier sur les parois de tous les temples d’Égypte. Les prêtres sont simplement ses délégués dans cette fonction.
Remarquons que, même si la foi a certainement été grande dans l’Égypte ancienne, la fonction sacerdotale n’impliquait en soi aucune adhésion personnelle au dieu que l’on servait. Cela ne posait probablement pas un cas de conscience à un prêtre d’Amon à Karnak de servir Aton si l'administration le lui ordonnait…

L'Égyptien n’aime pas l’abstraction et n’a pas imaginé la transcendance.
En effet, selon un principe de magie sympatique, toutes ces représentations existent et s’animent vraiment dans l'au-delà, qui constitue dans l’imaginaire égyptien un autre monde tout aussi tangible que le monde d'ici-bas. Ces mondes "parallèles" sont aussi "vrais" l’un que l’autre. On pourrait les appeler le sensible et le parfait.
Dans le monde sensible, celui de tous les jours, tout peut arriver, bon ou mauvais. Par contre ce que les Égyptiens ont représenté sur leurs monuments d’éternité (temples, tombes), c’est un monde imaginaire idéalisé, un monde parfait : les plantes y sont géantes, la chasse et la pêche sont abondantes, il n’y a pas de sauterelles ou de mauvais Nil qui détruise les récoltes entrainant la famine. Pharaon y abat tous ses ennemis dans une suite ininterrompue de victoires militaires. C’est le monde de la triomphante.

Les dieux sont multiples et partout dans l’Égypte ancienne. Ils sont tellement impliqués dans toutes les choses de la vie que les Égyptiens n’avaient pas de mot équivalent à notre mot "religion", puisque ce dernier suppose une dichotomie entre vie profane et vie sacrée.

La religion égyptienne est fondamentalement polythéiste, et ce jusqu’à sa disparition. Certains égyptologues (par exemple le chanoine Drioton) ont proposé l'existence d'une arrière-pensée monothéiste dans la classe des élites sacerdotales, tandis que le peuple serait idolâtre, mais cette idée ne repose sur aucune preuve convaincante.
Certes, on trouve dans les textes égyptiens des expressions du type "nTr=j pw", "mon Dieu" au singulier, mais elles désignent en fait le dieu du nome, de la ville, ou celui que le fidèle a choisi comme son protecteur particulier qui est tellement évident qu'il n'est nul besoin pour lui de le nommer.

Remarquons aussi que nous ignorons quasiment tout de la foi réelle de l’Égyptien, de la religion populaire. Rien n’autorise à penser qu’elle ait différé fondamentalement de celle des clergés. S’agissant d’une religion à mystères, il devait exister des gradations et des rites initiatiques dans les temples, mais nous n'en connaissons rien.

ne modifie pas cette analyse. Akhénaton a essayé de simplifier une religion qu’il jugeait trop complexe, mais n’a pas voulu supprimer les formes divines. Par exemple le nom développé de son dieu "unique" Aton est en fait "Ré-Horakhty-qui-jubile-dans-l’horizon-sous-son-nom-de-Shou", et fait donc référence à trois divinités du panthéon. Il est certes possible qu’à titre personnel le monarque ait vraiment ressenti son dieu comme unique, mais rien ne le prouve. En tout état de cause, cette croyance, trop différente de la tradition, n’a jamais diffusé autour de la cour et s'est éteinte avec son inventeur.

À la différence des religions révélées, qui n’offrent qu’une vérité, écrite dans un Livre immuable auquel le fidèle doit adhérer sans restriction, en Égypte on trouve une pluralité des approches du divin. Aucune n’exclut l’autre, car aucune n’a la prétention d’être complète. Chacune apporte sa vision qui s’ajoute et ne remplace jamais la précédente. Ceci explique bien pourquoi rien de ce qui a été un jour sacré ne doit complètement disparaître : on construit un nouveau temple sur les fondations d’un autre plus ancien dont on conserve pieusement les structures. On glose sur les gloses précédentes d’un texte sacré, au prix parfois de contradictions qui nous semblent irréconciliables. Mais cela ne pose aucun problème à l’esprit égyptien. On trouve une nouvelle explication, ou on laisse l’apparente contradiction subsister.
Ainsi chaque ville, chaque temple peut avoir son dieu créateur, différent de celui du temple voisin, sans que cela n’émeuve qui que ce soit.

Les divinités d’origine étrangère pouvaient aussi être assimilées sans problème, et se voir doter de grands centres de culte comme cela a été le cas dans le Delta pour des divinités d’origine asiatique comme Baal ou Astarté.
Les Égyptiens devaient faire la démarche vers le divin qui était immanent et partout présent dans le monde sensible.
L’effort est louable, mais le polythéisme si particulier qu’il a revêtu en Égypte n’a pas toujours été compris par les savants modernes pour qui le polythéisme s’accompagnait d’un jugement de valeur négatif. Dès l'antiquité, les Grecs, pourtant polythéistes et qui nous ont transmis la majorité des écrits mythologiques égyptiens, avaient des mots très durs pour le système élaboré sur les berges du Nil. N’étant pas initiés, les fondements de la théologie égyptienne leur échappaient largement, d’où les railleries qu’on retrouve chez un Hérodote, ou un Diodore de Sicile, reprochant - par exemple - aux Égyptiens d’adorer des dieux à tête de chien.
À leur décharge, il est vrai que, dans l’Égypte de l’époque tardive, qui a subi de multiples invasions, une tendance à la zoolâtrie s'est développée, les niveaux supérieurs de la religion restant cantonnés dans les temples où les prêtres conservaient intactes les traditions.

Aborder les dieux égyptiens suppose que nous fassions un effort pour gommer autant que faire se peut notre propre culture judéo-chrétienne et notre logique rationalisante. Et que nous le fassions avec humilité. Si nous les regardons avec sympathie et essayons de les ressentir plutôt que de les expliquer, nous avons une chance de mieux les appréhender. Il faut, comme Bronislav Malinovski l'a préconisé pour l'anthropologie, "saisir le point de vue de l'indigène" afin d'en inférer la vie dans le monde qui leur a donné naissance. Le déni, le rire, la moquerie sont des obstacles à cette compréhension.

Pour reprendre Bernhardt Lang : "(dans le polythéisme)… le plus souvent, l’homme est à même de s’allier les puissances environnantes. Il se sait alors en sécurité au milieu de forces bienveillantes. Voilà ce qui lui procure ce sentiment de sécurité qui nous fait généralement défaut à nous, les hommes d’aujourd’hui.

L'Égypte est également le pays de naissance de l'Hermétisme gréco-égyptien, comme le rappelle cet extrait du Corpus Hermeticum : "L’Égypte est la copie du ciel ou, pour mieux dire, le lieu où se transfèrent et se projettent ici-bas toutes les opérations que gouvernent et mettent en oeuvre les forces célestes. Bien plus, s’il faut dire tout le vrai, notre terre [l’Égypte] est le temple du monde entier".

Le christianisme sonnera le glas de la religion traditionnelle de l'Ancienne Égypte, de cette religion naturelle qui avait jusque-là intégré l’homme égyptien dans un ensemble social et politique d’une durée sans égale dans l’histoire de l’humanité. En 392, le décret de Théodose interdit le paganisme dans tout l'Empire romain. Il se trouvera cependant encore, en 452, un prêtre d'Isis sur l'île de Philae, qui gravera un court texte rendant hommage à Mandoulis, seigneur de l'Abaton. Le dernier texte hiéroglyphique connu de l'histoire de l'Égypte.

Mis à jour le 17/06/2022