Les deux tombes d'Inerkhaou (TT359 et TT299).

L'étude du "cas" Inerkhaou(y) s'avère passionnante, car ce personnage, important dans son milieu d'artisans mais n'appartenant en rien à l'aristocratie égyptienne, a su trouver les moyens de se faire construire non pas une, mais deux tombes.

Les tombes de cette dernière période de l'occupation du site de Deir el-Medineh sont rarement décorées. Est-ce faute de temps et de moyens appropriés, manque de personnel qualifié, incertitude et trouble politique ou misère croissante de la royauté engendrant celle des ouvriers ? Il semble qu'une décadence progressive ait ralenti, puis presque arrêté l'essor artistique des peintres. Seuls quelques privilégiés, comme le chef de travaux Inerkhaou et le contremaître Hay (tombe n° 267), contemporain de Ramsès IX, semblent avoir eu assez de fortune ou d'habileté, assez d'autorité et de relations pour se faire décorer de belles tombes en fresques polychromes.
Le reste de la corporation des artisans parait s'être contenté de chapelles et de caveaux simplement blanchis au lait de chaux.
Et celà à une période socialement agitée située entre la fin du règne de Ramses III et les débuts de celui de Ramses IV qui vit, entre autres, les premières grèves (connues) de l'histoire, motivées par le non-paiement des salaires par une administration pharaonique à la fois étranglée par le manque de ressources dans le trésor et aussi largement corrompue.

La première tombe d'Inerkhaou est réduite aujourd'hui à son caveau et porte le N° 359 : elle fait partie des rares tombes du site de Deir el-Medineh ouvertes à la visite. Elle comportait bien sûr aussi une avant-cour, qui s'avère complexe comme nous le verrons, et une chapelle décorée dont il ne reste rien.

La seconde tombe est la TT 299, qui était probablement destinée à Inerkhaou lui-même, TT 359 étant plutôt à vocation familiale. Nous examinerons ce qu'il en reste grâce aux rapports de fouilles de Bernard Bruyère. Ces rapports sont des documents exceptionnels et de première main pour l'étude des deux monuments.

LE PERSONNAGE ET SA FAMILLE

Inerkhaou signifie littéralement : "Onouris est apparu" (Onouris est une inflexion grecque du nom du dieu Iny-Hor) ; il est né de Hay et de la dame Ouabet.
Il appartient à une ancienne famille de "supérieur de l'équipe" à la tête des artisans de Deir el-Medineh travaillant dans la "Set-Maat" (= la place de vérité, la Vallée des Rois). Ces ouvriers et artisans étaient chargés du creusement et de la décoration des tombes dans la Vallée des Rois et dans celle des Reines.

Inerkhaou fut notamment responsable des travaux conduits dans les tombes royales, principale raison d'être de l'institution qu'il dirigeait, comme le montrent ses titres :
"Directeur des travaux du Maître du Double Pays" et probablement responsable de l'atelier royal de sculpture. En l'an 16 (ou 17) de Ramsès III, il est délégué des ouvriers de la nécropole, puis devient "Supérieur de l'équipe dans la Place de Vérité à l'ouest de Thèbes" (côté gauche) ; il le restera au moins jusqu'à la première année du règne de Ramsès VI, peut-être jusqu'en l'an 4 de Ramsès VII.
Inerkhaou réussit à faire décorer sa tombe par deux dessinateurs de talent, Hormin et Nebnefer, qui- chose rarissime - ont signé leur œuvre. Ils ont des styles différents, que Nadine Cherpion qualifie de "négligé" pour Nebnefer et de "soigné" pour Hormin.

Dans sa tombe, Inerkhaou est accompagné de son épouse Ouab(et) ("la Pure") et de nombreux enfants. Ouabet porte le titre banal de "maîtresse de maison", mais également de "chanteuse d'Amon" et de "chanteuse d'Hathor", ce qui montre qu'elle avait une fonction dans le temple de Karnak.

Les données généalogiques que l'on possède (Bruyère) apparaissent confuses mais nous apprennent que :

Houy, propriétaire de la chapelle 361, était le père de Qaha. C'est lui qui a peint le caveau de son arrière petit-fils Inerkhaou.

Qaha était le grand-père d'Inerkhaou. Il est propriétaire de la chapelle et du caveau n"360, du péristyle orné de stèles et des deux cours qui précèdent le péristyle de la chapelle n° 360 (voir ci dessous).

Hay était le père d'Inerkhaou. Son nom est mentionné dans les deux tombes TT 359 et TT 299. De manière inexplicable, il ne possède pas de monument funéraire propre dans cet ensemble.

c'est bien notre Inerkhaou, fils de Hay, qui est propriétaire de ces deux tombes.

COURS DES TOMBES 359,360 ET 361

Il est en effet nécessaire de considérer cet ensemble familial qui réunit Inerkhaou à ses deux ancêtres.
Il s'agit d'une vaste terrasse de 28m du nord au sud et de 14m dans sa plus grande profondeur Est-ouest, élevée artificiellement à l'aide de remblais et surmontant ainsi d'environ 3 à 4m le niveau du village de Deir el Medineh. Elle était entourée de murs épais, pyramidants, faits de gros blocs rocheux liés par un mortier de chaux et ensuite crépis puis blanchis.

La chapelle 360 de Qaha ne subsistait que très partiellement lors de sa découverte car la partie sud s'était effondrée dans un caveau sous jacent et seuls les murs nord étaient encore présents sur 0,80m de haut, ainsi que le naos. Ses dimensions sont estimées à 5,30m le long de la façade et 3,20m en profondeur. La naos de la chapelle était surmonté d'une pyramide de 5m de côté et 7m de hauteur.
Le caveau de Qaha était décoré de manière bien plus intéressante que celui d'Inerkhaou : un véritable Maître de l'époque de Ramses II avait oeuvré avec un résultat proche du célèbre tombeau d'Ipouy TT 217.
La pyramide de Houy se dressait à droite de celle de son fils Qaha ; elle mesurait 4m de côté et devait atteindre une hauteur de 5m. Elle surmontait une salle de 2,30m de profondeur pour 1,40m de largeur.

La cour nord

Au nord (à droite sur le plan), Qaha a étendu la cour qui se trouvait devant la chapelle de Houy sur une ancienne couche de cendres et de "sébakh" mêlé de paille datant d'une époque plus lointaine. Il y a réalisé un monument funéraire (qui est donc indépendant de sa chapelle) et qui est formé d'une cour de de 8,25m × 5m et un péristyle aussi large que la cour et profond de 2,65m soutenu par trois piliers de 0,70m et deux demi-piliers engagés.

La cour du péristyle de Qaha était entourée de murs au nord comme au sud avec porte de communication vers la cour de Houy. A l'Est, un mur-pylône, plus élevé et plus épais, encadrait l'entrée principale ce qui explique l'avancée de ce mur par rapport à celui des deux autres cours, car le dernier état du mausolée de Qaha comportait la fusion, en un seul ensemble, des trois cours et des façades des trois chapelles.

La paroi du fond de ce péristyle était ornée de deux grandes stèles en calcaire gravées et peintes et était percée de deux portes.
* Celle du sud s'ouvre sur une petite salle de 1,60m × 1,80m qui semble avoir été une chapelle et dont les murs de briques, sans doute décorés de fresques ou de bas-reliefs, n'existent presque plus.
* Celle du nord s'ouvre sur un escalier qui montait d'abord vers l'ouest et tournait ensuite à angle droit vers le nord pour déboucher à l'extérieur du monument sur le chemin de la nécropole qui allait du village vers les Vallées des Rois et des Reines. Il passait ainsi au pied de la cour en terrasse de .
Entre les deux portes et en arrière des stèles de Qaha on se serait attendu à trouver une chapelle centrale ayant été le but principal de la construction de tout le monument. En réalité cet espace n'était (plus?) lors de la découverte qu'un massif plein au milieu duquel s'enfonce un puits funéraire de briques qui descend au caveau n°359 d'Inerkhaou

Pourquoi Inerkhaou possède-t-il deux tombes ?

L'usage des tombeaux de famille à Deir el Médineh remonte à la fin de la XVIIIème dynastie, mais se heurte à cette époque à un problème de place : la colline n'est pas extensible et l'accroissement considérable de certaines familles entraîne une difficulté pour le placement des nouvelles momies dans un sous-sol aux limites fixées par le voisinage.

On peut supposer que l'accession à une importante fonction comme celle de chef de travaux, si elle ne donnait pas droit à un mausolée spécial, fournissait à la vanité du nouvel élu une raison suffisante pour s'arroger cette prérogative et que, de fait, tout chef de travaux s’empressait dès sa nomination de s'attribuer une seconde tombe.

Pour ces motifs, Inerkhaou, membre d'une famille nombreuse qui comptait déjà plusieurs chefs de travaux, aurait d'abord creusé et décoré le caveau n° 359 au nord de la tombe de ses ancêtres Houy et Qaha, puis aurait, après son élévation hiérarchique, créé à son usage personnel la grande tombe TT 299, tandis que l'ensemble formé par les trois tombes 359-360-361 était destiné aux autres membres de la famille.
Bruyère a d'ailleurs retrouvé les restes calcinés de la cuve de bois de Ouab (et), l'épouse d'Inerkhaou, dans le caveau N°360 de l'ancêtre Houy.

Pourquoi Qaha a-t-il une chapelle séparée de sa cour à péristyle ?

Il existe un principe religieux qui place toujours Horus à la gauche de son père Osiris quand ce couple de dieux fait face au soleil levant, et ceci commande aux mortels de placer la chapelle tombale du fils à la gauche de celle du père quand ces chapelles regardent l'orient.
A Deir el Médineh la recherche d'une telle situation est constante et souvent réalisée au prix de remaniements des plans conçus par les générations antérieures.
Il se pourrait que Qaha, qui avait déjà sa chapelle n° 360 au sud, c'est-à-dire à la droite de la pyramide n° 361 de son père Houy, ait voulu se conformer aux règles de préséance divine et funéraire, en créant à gauche de la tombe paternelle une fausse façade de chapelle : ce péristyle orné de stèles, ne s'ouvre sur rien mais dresse un portique majestueux au fond d'une vaste cour.

Cette hypothèse implique forcément que la place était déjà occupée par Inerkhaou et que, d'accord avec celui-ci, Qaha aurait rasé toutes les superstructures du tombeau de son descendant ne lui laissant qu'un accès au caveau en arrière du péristyle.
Ainsi se serait trouvé résolu ce problème rituel selon les coutumes de la communauté, Qaha et Inerkhaou se trouvant tous deux à gauche de leur ancêtre Houy…
La disparition de sa chapelle propre pourrait être une raison supplémentaire de poids qui aurait alors conduit Inerkhaou à se faire creuser sa nouvelle tombe TT 299 à part.

LE CAVEAU 359 : ARCHITECTURE

La fouille du sous-sol de la région du péristyle a permis de retrouver, à l'angle nord-est de la pyramide N° 361, un ancien puits de la XVIIIème dynastie de 4,85m de profondeur qui desservait a l'ouest une caverne longue et basse. Elle communiquait par une brèche de son côté occidental avec la partie inférieure du puits N° 359, débouchant juste en face de la porte du premier caveau d'Inerkhaou.

Toutefois le véritable accès à la sépulture se faisait par un puits vertical d'environ 4.50m de profondeur. Un petit couloir voûté débouchait sur deux salles disposées en équerre.

La comparaison de l'état actuel du monument avec les planches de Richard Lepsius (milieu XIXème siècle) montre tout ce qui a été perdu depuis.
La première salle (caveau F), orientée sud-ouest / nord-est est longue de 4,70m et large de 2,05m. Le sommet de sa voûte atteint une hauteur de 2m. La paroi sud est creusée d'une niche (annexe) qui occupe toute la longueur. Dans l'angle nord-ouest, une descenderie de quatre marches permet d'accéder à une seconde pièce (caveau G), orientée sud-est / nord-0uest, longue de 4,85m et large de 2,30m. Son plafond voûté culmine à 2,17m du sol.
Des montrent mieux l'agencement souterrain.

Creusées dans le rocher, les deux salles constituant le caveau d'Inerkhaou étaient cependant tapissées de briques crues elles-mêmes recouvertes d'un enduit de limon mélangé à une poudre jaune pulvérulente qui se dépose après les pluies et qui servait de liant. Puis on a badigeonné par-dessus un crépi de plâtre. Enfin les représentations ont été appliquées en polychromie sur le fond jaune typique de l'époque.

LES DÉCORS

Nous renvoyons à cité en introduction. Le monument se distingue par plusieurs particularités originales: bonne qualité d'exécution des peintures, plafonds peints du premier caveau, vignettes funéraires rarement attestées, textes littéraires ou religieux, et une disposition originale des décors (essentiellement extraits du Livre des Morts), qui peuvent être analysés comme un parcours cohérent à travers les conceptions égyptiennes de l'Au-delà à la fin du Nouvel Empire.

Il faut se rappeler que nous avons affaire ici à un caveau, donc à la partie souterraine de la tombe, dont l'accès était interdit après les funérailles. Son décor est uniquement destiné au défunt et ne comporte que des scènes du registre funéraire. Aucun élément de la vie sociale du mort n'est ici figuré : ils étaient représentés dans la chapelle de surface, mais dans le cas d'Inerkhaou celle ci a disparu.

La répartition des tableaux répond à une certaine cohérence qui se marque d'abord dans la distribution "verticale" des scènes.
Le registre inférieur est occupé par les représentations des rites accomplis par la famille des défunts.
Les registres supérieurs contiennent des vignettes extraites des livres funéraires.
Les soubassements des deux pièces sont ornés du motif d'une enceinte à redans, façon de délimiter l'espace consacré du monument religieux qu'est la tombe.

Le décor du premier caveau est centré sur l'arrivée des défunts dans le monde de l'Au-delà. Ouabet y joue un rôle important. Ce rôle est beaucoup plus discret dans le second caveau qui représente surtout la vie dans l'Au-delà.

Il semble que le décor a été établi de telle sorte que les parois situées sur la droite, lorsqu'on se dirige de l'entrée du premier caveau vers le fond du second, privilégient les rites d'accueil et de transformation jusqu'au moment où Inerkhaou se présente face à Osiris et Ptah au fond du second caveau.
Les parois opposées mettent en exergue, depuis le fond du second caveau jusqu'au mur occidental du premier tant les transformations que l'accès à une vie nouvelle, dont les manifestations extérieures sont l'objet des figurations de la paroi sud-ouest du caveau F.
Il en résulte un mouvement cyclique, en sens inverse de celui des aiguilles d'une montre, conduisant les défunts du stade de simples mortels à une assimilation complète aux imakhous (= privilégiés, bienheureux, favorisés…) dans la nécropole et dans l'Au-delà.

On remarquera l'absence totale à cette époque d'évocation des funérailles dans le caveau : pas de procession funéraire, pas de scène de déploration, pas de banquet funéraire.

Vous pouvez consulter l'ensemble des textes de la tombe relevés par Richard Lepsius [§108]