Après avoir été montrée au Louvre à Paris durant l’été 2013, cette exposition est maintenant proposée à Bruxelles jusqu’au 19 janvier 2014. Une telle exposition sur la dextérité des artistes égyptiens n’avait jamais été montée en Europe : c’est la raison pour laquelle elle est si importante et pourquoi une visite s’impose.
Raymond Betz, Président du groupement GEE, que nous remercions bien vivement pour son aide, vous la fait découvrir.
Transposée de Paris à Bruxelles, l’exposition a quelque peu changé puisqu’on y trouve 210 objets présentés dans quinze sections, pour 186 objets répertoriés au catalogue à Paris. La principale addition réside dans l’ajout d’une bonne vingtaine d’ostraca provenant de la collection importante des MRAH, qui seront décrits plus en détail ci-après.
Le titre de l’exposition parle de lui-même : "l’Art du Contour – Le Dessin dans l’Égypte ancienne" décrit très précisément le but de cette exposition : montrer la finesse et la beauté des œuvres égyptiennes présentées depuis septembre 2013 aux Musées Royaux d’Art et d’Histoire (MRAH), encore appelés Musées du Cinquantenaire (construits à l’occasion du cinquantenaire de la Belgique en 1880).

10.000 ANS AVANT "l’ART DU CONTOUR"

Les plus anciens objets présentés dans cette exposition sont des vases préhistoriques décorés de motifs peints datant du 4e millénaire av. J.-C. Les débuts de l’art du dessin en Égypte sont toutefois antérieurs de 10.000 ans ! Ils remontent en effet au Paléolithique tardif, une période qui s’étend de 23.000 à 11.000 ans av. J.-C.
Ce n’est pas un hasard si la version belge de l’exposition "L’Art du Contour" s’est intéressée à l’art de cette période. Ce sont en effet des archéologues des MRAH (sous la direction de Dirk Huyge) qui ont découvert et étudié les premiers dessins égyptiens dès 2004, près des villages de El-Hosh et Qurta, entre El Kab et Kom-Ombo. Dans les deux cas, il s’agit de gravures rupestres ou pétroglyphes tracés à l’air libre, dans des falaises abruptes en grès (). Avec près de 200 figures à son actif, le site de Qurta est particulièrement digne d’intérêt. Les dessins sont en majorité des représentations réalistes d’animaux parmi lesquels l’auroch prédomine.

Nous pouvons voir sur l'image () de gauche une spécialiste américaine d’art rupestre, Elyssa Figari, copiant des aurochs sur une paroi. Souvent ces animaux sont accompagnés d’hippopotames, d’antilopes, de gazelles, d’oiseaux aquatiques et de poissons. Quelques figures féminines stylisées complètent l’ensemble. Grâce à la datation des dépôts de sable qui recouvrent les dessins, nous savons que leur âge réel est estimé à environ 17 à 19.000 ans, ce qui en fait l’art le plus ancien de l’Afrique du Nord.
Un des meilleurs exemples de dessin prédynastique peut être observé sur cette poterie, présentée à l’exposition, et qui date de Nagada II :

LES "SCRIBES DES CONTOURS"

Les textes hiéroglyphiques désignent les dessinateurs-peintres par une expression composée

que l’on prononce "sech qedout" et qui se traduit régulièrement par "scribe des contours". Formé sur la racine "qed", "façonner, donner forme, tourner (geste du potier) ", le mot "qedout" s’applique à la forme extérieure d’un sujet dessiné par un "sech", c’est-à-dire un "scribe" qui, muni de sa palette et de son pinceau, trace textes et dessins. Parce qu’il est pertinent de considérer le dessin comme l’art du contour, la traduction adoptée ici est celle de "scribe des contours", tandis que d’autres égyptologues lui préfèrent celle de "scribe des formes". Dès l’Ancien Empire, le talent de la société égyptienne pour établir des hiérarchies destinées à encadrer les groupes d’hommes au travail s’exerce dans l’organigramme des ateliers de dessinateurs-peintres. On y distingue des directeurs, des administrateurs, des inspecteurs, des commandants et, à partir du Nouvel Empire, des chefs. Les simples dessinateurs sont souvent les fils de ces artistes, qui, à leur disparition, hériteront de leur charge.

DESSIN ET ÉCRITURE

Le système hiéroglyphique, qui encode graphiquement la langue des anciens Égyptiens, n’utilise que des dessins représentant l’humanité, la faune, la flore, le paysage et l’univers qu’ils avaient sous les yeux et, pour le monde divin, dans leurs pensées. Ces signes peuvent être employés dans un même texte tantôt pour leur valeur phonétique (phonogramme), tantôt pour l’idée qu’ils suggèrent (idéogramme). La relation intime entre écriture et image s’exprime avant tout par certains signes qui ne se prononcent pas et restent de purs dessins que l’on trace comme "déterminatifs" du mot qui les précède, pour aider à leur compréhension. Une scène sur une paroi de temple ou de chapelle de tombe peut être considérée comme le "déterminatif" monumental de la légende qui l’accompagne. Ainsi, le scribe dessine l’écrit, le dessinateur écrit l’image, et les deux gestes sont souvent exécutés par le même homme, comme on peut le voir dans le Livre des Morts de Khonsoumès.

L’ÉQUIPEMENT DE L’ARTISTE ET LES SUPPORTS À SA DISPOSITION

De l’ébauche à l’œuvre achevée, les différentes étapes du travail vont déterminer l’utilisation d’outils, de matériaux et de supports, adaptés à la création de l’artiste dessinateur. Sa palette lui permet de ranger ses pinceaux (fines tiges de jonc à l’extrémité mâchonnée) et de déposer dans ses cupules des pains de couleurs. Il réduit les pigments colorés en poudre grâce à des pilons et des mortiers. Dans des pots ou sur des tessons de poterie incurvés, il mélange ces couleurs avec de l’eau conservée dans un godet. On trouve des dessins sur quasiment tous les supports que les ressources de l’Égypte offraient à ses artistes. Les plus souples sont le papyrus, les tissus (lin) et la peau tannée. Les supports rigides sont le bois, la terre cuite, la mouna (pisé) étalée sur les murs des tombes et, bien sûr, la pierre, qu’elle soit monumentale ou réduite en éclats. Pour lisser les surfaces (papyrus ou parois) le dessinateur utilise des polissoirs, en bois ou en pierre dure.

L’APPRENTISSAGE DU DESSIN

Arrière et avant de la stèle de Dédia

Le titre de "scribe des contours/scribe des formes" apparaît à Giza, à l’Ancien Empire, au milieu du IIIe millénaire avant notre ère. Dès cette époque, l’administration égyptienne met en place des structures dotées d’une solide hiérarchie pour encadrer la formation et le travail des dessinateurs. Le métier se transmet de maître à apprenti, qui sont souvent père et fils. L’organisation en ateliers est confirmée par les textes et par l’appartenance des artistes à des institutions de l’État, à l’administration d’une nécropole ou au personnel d’un temple, comme en témoigne la stèle de Dédia qui décline sur une de ses faces les noms et titres de ses aïeux sur six générations d’hommes ayant exercé la fonction de dessinateur au service du dieu Amon. La copie des modèles anciens est un exercice auquel s’adonne l’élève dessinateur pour apprendre son métier, comme en témoignent des dessins inachevés sur des parois de tombes et de très nombreux ostraca.
Le terme ostracon (plur. ostraca) est un mot grec qui désigne une coquille. Les Grecs ont ainsi nommé tous les éclats de calcaire et les tessons de poterie qui ont servi de support à l’écriture d’un texte ou au tracé d’un dessin. Par commodité, les égyptologues ont gardé ce terme dans leur vocabulaire. Les ostraca, supports éphémères et souvent improvisés, n’avaient pas en principe vocation à être conservés. Les exercices montrent que l’apprenti traçait à la peinture rouge son essai que le maître rectifiait de son trait noir. Ce code de correction a perduré pendant trois millénaires ( et ).

LE DESSIN COMME ESQUISSE

Si le dessin peut souvent être considéré comme une œuvre d’art à part entière, il peut aussi être une étape préalable à l’exécution d’une œuvre destinée à être réalisée selon une autre technique : peinture, sculpture (bas-relief et statuaire), architecture : "Celui qui maîtrise la ligne atteindra la perfection en chacun de ces arts" disait l’artiste Giorgio Vasari (1511-1574) aux jeunes talents de son temps. L’extrême régularité et le spectaculaire équilibre de la sculpture égyptienne en bas-relief, telle qu’on peut l’observer sur les parois des temples, des tombes ou sur les stèles, sont dus au tracé du dessinateur. Intervient ensuite le sculpteur qui, de son ciseau, suit les lignes ainsi définies pour donner souplesse et modelé à son œuvre. Lorsque la peinture suit le dessin, il semble acquis que c’est le dessinateur lui-même qui applique les couleurs ().

ILLUSTRER UN PAPYRUS

C’est sur les papyrus Égyptiens (administratifs, médicaux, religieux, funéraires) que l’on trouve les premiers textes illustrés, à la manière des enluminures du Moyen Âge occidental. La technique se perfectionne au cours des siècles ; une vraie "mise en pages", avec colonnes de textes et vignettes illustratives délimitées par des cadres, apparaît au début du IIe millénaire. Au Nouvel Empire (vers 1550-1069 avant notre ère), l’image s'affranchit du texte et envahit les surfaces. Depuis cette période, et jusqu’à l’époque romaine, les papyrus funéraires illustrés donnent des versions très imagées et colorées des Livres des Morts – Livres pour sortir le jour – et autres textes destinés à accompagner le défunt dans l’au-delà : Livre de l’Amdouat, Livre des Respirations. L’image garde le rôle illustratif qui la lie au texte et le complète par le sens et le récit qu’elle suggère. On observe que la part et les dimensions de l’illustration varient en fonction de la nature de la formule et de la fortune du commanditaire. La réalisation de ces papyrus était un travail de longue haleine : certains rouleaux de papyrus funéraires montrent des parties richement illustrées de vignettes polychromes, exécutées avec le plus grand soin, tandis que les derniers feuillets sont écrits d’une main hâtive, avec des cases restées vides, pour des vignettes qui n’ont jamais été exécutées.
L’exposition montre une belle série de papyri venant soit du Louvre soit des MRAH : le Livre des Morts de Khonsoumes, déjà mentionné, une lettre d’un dessinateur Hormin au scribe Hori, le Livre des Morts de Nebseny (British Museum), un autre du scribe Mesemnetjer, de la Reine Nedjemet, de Neferoubenef, de Neferrenpet, le Livre funéraire d’Imenemsaouf, le papyrus mythologique de Bakenmout etc…

PEINTURE ET CONTOUR

Les fragments de peintures murales de cette section proviennent tous de tombes de la nécropole thébaine, véritable conservatoire de l’art de la peinture égyptienne, qui connaît son apogée sous la 18e dynastie, à partir des règnes de Thoutmosis IV ou Amenhotep III (vers 1398-1348 avant notre ère). Les étapes de la production de ces peintures, œuvres des "scribes des formes/scribes des contours", sont visibles sur de nombreux exemples et montrent que les plus qualifiés de ces artistes peuvent être à la fois scribes, décorateurs, dessinateurs et peintres.

La magnifique "scène de navigation" des Musées royaux d’Art et d’Histoire en est une brillante illustration (photo ci-contre). À cette époque, la palette des peintres Égyptiens se libère des couleurs posées en aplat, qui étaient de rigueur au début de la 18e Dynastie, et s’émancipe du carcan des stricts traits de contour. Si les corps des personnages sont toujours cernés de lignes continues rouge foncé, tracées avec une grande sûreté, leurs chevelures sont simplement brossées de rapides coups de pinceau qui leur confèrent volume et mouvement. De même, la transparence des vêtements des pleureurs, l’eau du fleuve, les colonnettes des kiosques ou les grappes de raisins sont peintes avec spontanéité, d’une main rapide et libre, et le peintre recourt volontiers à des jeux de dégradés, à de simples taches de couleurs ou à des traits de pinceau souples et sinueux.

LES PRINCIPES CANONIQUES DU DESSIN EGYPTIEN

Très tôt, à la fin du IVe millénaire, L'Égypte ancienne met au point des principes de représentation en deux dimensions de son univers ; ses artistes maintiendront ces codes pendant plus de trois millénaires pour les appliquer au service de la propagande royale, de la religion, de la magie, afin d’assurer la stabilité et la pérennité des sujets traités. Les artistes égyptiens ne restituent pas une scène telle que l’œil la perçoit mais offrent l’image – ou les images – d'un monde de concepts. Ainsi, chaque élément d’un ensemble est rabattu, présenté dans son aspect le plus pertinent, amenant le tableau à une décomposition et à une multiplication des points de vue. Cette technique a été appelée aspectivité et elle s’applique par exemple au dessin d’un visage dont l’œil est de face et le nez de profil (photo ci-contre à gauche et ).
Un exemple magnifique est donné par le très beau portrait de droite, de la dame Henoutneferet. Il s'agit d'un fragment arraché d'une des parois de la tombe thébaine 181 de son mari Ipouky (image courtoisie August Kestner Museum). La paroi a fait l'objet d'une sur le site Osirisnet.net.
Dans ce système très cohérent, mais dont la perspective est absente, la représentation d’une foule est figurée rang par rang sur des registres superposés, le plus élevé étant le plus éloigné. L’importance sociale d’un personnage est rendue pas sa taille, toujours plus imposante que celle des simples individus.