DESSINS ATYPIQUES ET ENTORSES AUX CODES

Pour réaliser son dessin, l’artiste utilise diverses techniques de mise en place, au premier rang desquelles la mise au carreau qui doit assurer à la composition un caractère orthogonal et stable, et permettre de reporter facilement, en les agrandissant, les proportions du sujet sur le tableau définitif. Ainsi, de la 5e à la 26e dynastie, le corps humain sera invariablement structuré sur une grille de dix-huit carreaux de hauteur (, et ). Ce quadrillage préalable, destiné à être recouvert par les mises en peinture finales, répond parfaitement au besoin de représentation d’un monde réglé, graphique et régulier ; il satisfait au même besoin d’ordre que le cadrage minutieux de l’écriture hiéroglyphique.

Cependant, les codes formels stricts de la mise au carreau ou de la grille de proportions, ne s’appliquent pas à certaines catégories de créations des dessinateurs égyptiens. De nombreuses œuvres présentées dans cette exposition démontrent la liberté et la jubilation des artistes égyptiens à faire des entorses aux conventions, à oser dessiner des sujets en frontalité (vue ci-contre), des corps en vrai profil, des hommes difformes ou âgés, hirsutes ou mal rasés. Un exemple typique est sans conteste ce linceul avec représentation d’une défunte dont le corps est de profil, les épaules obliques et la tête de face… Sans les extraordinaires découvertes archéologiques faites à Deir el-Médina et dans la Vallée des Rois, cette intense créativité artistique aurait sans doute échappé aux égyptologues.

L’UNIVERS ET L’IMAGINAIRE DES ÉGYPTIENS

À travers ces œuvres se dévoile l’imaginaire des Égyptiens, à commencer par leurs dieux, dont le culte rythmait leur vie et reflétait leur conception du monde. Dessiner c’est donner vie au sujet, réalité à l’objet et efficacité à la divinité représentée. La magie des dessins, textes et images entremêlés, protège le monde égyptien contre les forces du mal et du chaos qui le menacent sans cesse, ici-bas ou dans l’au-delà. Les représentations des êtres humains, hommes ou femmes, respectent un code figuré qui leur confère un type idéal, jeune, svelte et sans défauts. Le pharaon est montré en majesté, comme sur le magnifique ostracon du Louvre (photo ci-contre), sur lequel sont peints les traits de Ramsès VI, dessinés d’abord à l’encre rouge et achevés à l’encre noire, tandis que les joues du pharaon sont délicatement rehaussées d’une peinture ocre rouge et que ses lèvres sont peintes en rouge. Cependant, les dessinateurs ne se privèrent pas de croquer sans indulgence le physique disgracieux de leurs congénères. De nombreuses représentations d’obèses, de bossus, d’hommes âgés ou d’étrangers, caractérisés par un physique explicitement non égyptien, témoignent d’un véritable goût des dessinateurs pour le réalisme, le naturalisme ou pour la caricature ().

SCÈNES DE VIE, SCÈNES DE GENRE

L’art égyptien n’a pas pour objectif de refléter exactement la réalité mais, plutôt d’élaborer des compositions porteuses de sens, à partir d’éléments puisés dans le réel. À ce titre, il est régi par des conventions et des codes précis. Ainsi, les images montrant une mère et son enfant obéissent à ces règles et, au-delà de touchantes scènes d’intimité, elles véhiculent une symbolique liée à la protection des étapes les plus vulnérables de la vie.
Ces codes fondamentaux de l’art égyptien connaissent cependant des exceptions et des dérogations, notamment lorsqu’il s’agit de montrer des personnages secondaires ou subalternes. Ainsi, serviteurs, artisans ou paysans dans l’exercice de leur activité sont généralement traités avec une grande liberté, et les dessins des ostraca les dépeignent souvent avec beaucoup de naturel : tailleur de pierre rondouillard et plein d’entrain, gardien de troupeau famélique (), harpiste au physique ingrat accroché à son instrument ou enfant pleurant en présence d’un porc dévorant ses grains… Autant de petites scènes de vie croquées avec un réalisme non dénué d’humour où pointe l’expression des émotions.

PAYSAGE, FAUNE ET FLORE

Les Égyptiens ont abondamment représenté la nature des bords du Nil. Pendant plus de trois millénaires, ils ont utilisé les éléments de leur paysage, la faune et la flore, comme autant de signes d’écriture. Pour les dessinateurs, les parties de chasse et de pêche sont l’occasion de figurer les oiseaux en plein vol, ainsi que tous les poissons et habitants des marais, à travers des scènes pleines de vie (). Chaque espèce, croquée avec précision et avec des détails réalistes, peut être aisément identifiée ; chaque arbre, palmier ou acacia, est dessiné avec élégance (). Les dessins sur ostraca, qui mettent en scène des animaux familiers, chiens ou singes, sont courants. Ces œuvres peuvent être considérées comme de petits tableaux pris sur le vif. L’ostracon du Louvre figurant trois chiens pourchassant une hyène en est une illustration exemplaire (). La nature peut aussi être ressentie comme un élément hostile : les animaux dangereux des marais, comme les hippopotames, menacent de ravager en une nuit les cultures d’un champ. Les dessiner sert alors souvent à les empêcher de nuire, grâce à la vertu performative de l’image.

PARODIES ET ÉROTISME

L’exposition a le grand privilège d’héberger pour cinq mois un des papyri égyptiens les plus célèbres : le papyrus érotique de Turin datant de la période ramesside. C’est l’exemple le plus célèbre des dessins d’inspiration satirique et pornographique égyptiens, empreints d’humour et de dérision. Il fut découvert au début du 19e siècle et a été analysé pour la première fois par Jean-François Champollion ; aujourd’hui il est malheureusement très dégradé () mais une grande faveur est donnée aux visiteurs : il est accompagné d’une des copies qui a été faite très tôt après sa découverte et qui a été récemment mise au jour dans les archives du Louvre. Ceci permet à chacun d’observer chaque détail de ce papyrus dont les scènes érotiques occupent les deux tiers, le reste représentant diverses scènes d'animaux effectuant des tâches humaines.

Le catalogue (voir bibliographie ci-dessous) donne en pages 108 à 117 une analyse fort intéressante de ce papyrus, écrite par l’égyptologue français Pascal Vernus. Le catalogue reproduit également, dans son entièreté, la copie du Louvre, ce qui constitue un outil très utile pour ceux qui veulent approfondir l’analyse de ce travail exceptionnel. Sur papyrus ou ostraca, les scènes parodiques montrent le plus souvent des animaux (singes, chats, souris ou rats) dans des situations risibles, occupés à des activités humaines qui sont ainsi caricaturées, ou dans des hiérarchies naturelles inversées (). Même les scènes de culte les plus solennelles n’échappent pas au regard satirique des dessinateurs, comme, sur l’ostracon qui donne à voir une parodie de la procession religieuse de la statue du roi Amenhotep Ier ( and ). Les scènes érotiques mettent en scène des ébats sexuels qui se déroulent parfois en public, comme sur l’ostracon où deux enfants encadrent un couple en pleine action. Le papyrus de Turin et l’abondante série d’ostraca satiriques ou érotiques proviennent du site de Deir el-Médina ; ils donnent une image réjouissante des sujets qui inspiraient sans complexe les dessinateurs de la communauté d’artistes qui travaillaient, sous les Ramsès, dans les tombes de la Vallée des Rois.

LES OSTRACA ILLUSTRÉS DES MUSÉES ROYAUX D’ART ET D’HISTOIRE

Les MRAH conservent un remarquable ensemble de plus de soixante ostraca figurés. Nombre d’entre eux ont été acquis au printemps 1930 par Jean Capart (1877-1947), ancien conservateur de la collection égyptienne, à l’occasion du voyage en Égypte du roi Albert Ier et de la reine Élisabeth. Le 25 mars de cette année-là, l’égyptologue visite Deir el-Medineh en compagnie du couple royal et de l’archéologue français Bernard Bruyère qui fouille le site et y découvre de très nombreux ostraca. Comme l’écrira Capart : "les archéologues n’ont pu exploiter une veine aussi riche sans que des fuites nombreuses se soient produites. Et c’est ainsi que, l’hiver dernier, on pouvait acquérir chez les marchands de Thèbes et du Caire de bons spécimens des ostraca de Deir el-Médineh". Pas moins de trente et un ostraca sont alors achetés par Capart, souvent sous la forme de lots qui comprennent plusieurs exemplaires. Dix-huit nouveaux ostraca sont encore acquis en 1934, provenant probablement, eux aussi, des fouilles du village des ouvriers de la nécropole. La collection d’ostraca des MRAH permet d’admirer toutes les facettes de l’art des "scribes des contours" de l’époque ramesside : dessins professionnels (plans de bâtiments, esquisses pour décors de temples ou de tombes), croquis d’observation de la vue du bord du Nil ou œuvres de pure imagination (, et ). Beaucoup de ces objets ont fait l’objet d’une campagne de restauration récente et une nouvelle publication vient de leur être consacrée (voir bibliographie ci-dessous), révélant toute la finesse de ces dessins et la fraîcheur étonnante des couleurs (voir la couverture de l'ouvrage "art des ostraca" cité dans la bibliographie).

AUTRES POINTS D’INTÉRÊT

Beaucoup d’autres points d’intérêt seront notés lors de la visite de cette exposition. Par exemple, vous pourrez y voir, sans être obligé d’aller à Avignon (Musée Calvet, où cette pièce est normalement exposée), le 12e fragment de peinture murale venant de la tombe de Nébamon, dont 11 fragments sont actuellement exposés au British Museum dans la salle 61. Ce fragment d’Avignon est particulièrement beau, car il décrit une scène d’un banquet funéraire, très courant à la 18e Dynastie. Également exposée, une très belle statuette de Touéris en bois peint, dédicacée par le dessinateur Parehotep et ses fils Pay et Ipou () ; plusieurs pièces de vaisselle ou décoratives avec fleurs de papyrus, de lotus ou des poissons () ; ainsi qu’un de mes objets préférés : le plan de la tombe de Ramsès IV sur papyrus (). C’est un des très rares objets à caractère "géographique", avec le fameux papyrus du Ouadi Hammamat, représentant la zone minière de la vallée.